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7. Octobre 2010, 00:55 Colonnes

Le café : le long voyage historique d’un produit quotidien.

Sofia Marazzi - Aujourd’hui, presque tout le monde a l’habitude d’un petit café de temps à autre : il paraît même que plus de 20'000 personnes par seconde en boivent une tasse.Le goût, la caféine, le plaisir de se poser devant une tasse chaude pendant que l’on s’adonne à ...

Aujourd’hui, presque tout le monde a l’habitude d’un petit café de temps à autre : il paraît même que plus de 20'000 personnes par seconde en boivent une tasse.

Le goût, la caféine, le plaisir de se poser devant une tasse chaude pendant que l’on s’adonne à d’autres occupations (comme je suis précisément en train de faire à l’instant même, j’avoue) : les motivations sont nombreuses – et d’ailleurs qui a encore besoin d’une vraie raison pour s’offrir une petite dose de cet or noir ?Mais il n’en a pas toujours été comme cela. Les premières utilisations du café, cette étrange boisson que les Européens ont découverte au Moyen Orient seulement vers la fin du XVI siècle, étaient à but anti-aphrodisiaque et contre l’alcool : curieuse cette première vertu, puisque aujourd’hui on considère que le café a plutôt des talents opposés. Par contre, son usage en tant que remède à l’alcool ne surprend personne, car en effet on le suppose encore et toujours posséder un tel pouvoir – et on verra que ceci a joué un rôle important dans son développement en tant que produit de consommation quotidienne.

Si la boisson semble avoir des vertus morales, il n’en va néanmoins pas de même pour le café conçu comme lieu de réunion : rare endroit de rencontre en dehors du travail et des lieux de culte, il est rapidement perçu comme concurrent de ces derniers et donc mis au band. De plus, en vertu de son statut de local fermé et un peu isolé, il est effectivement privilégié par les petits agitateurs politiques et donc considéré comme moralement dangereux.Mais il ne faut pas longtemps pour que sa production prenne de l’essor, grâce à la rapide maîtrise de cette nouvelle culture et à l’amélioration progressive des moyens de transport. De la sorte, le prix baisse, ce produit se popularise de plus en plus et les cafés se ramifient en différentes directions qui prennent des saveurs culturels : les café-théâtres et les salons littéraires se développent et deviennent enfin des lieux de recréation privilégiés – réservés toutefois aux seuls hommes.

Au XIX siècle le café est donc désormais bien implanté sur toute la planète. Voyons de plus près ce que ceci implique et comment on en est arrivé là.D’un côté il y a donc les producteurs, guidés de loin par le Brésil qui domine le marché en exportant environ le 80% du café consommé dans le monde. Colonie portugaise depuis bien longtemps, il peut en effet compter sur une main d’œuvre nombreuse et pas vraiment onéreuse ainsi que sur un réseau de transports bien développé en des dizaines et des dizaines d’années de commerce international, chemins de fer et bateaux à vapeur le reliant aux autres Pays – alors que dans son intérieur se déplacer autrement que d’une grande ville à une autre reste un grand défi.

De plus, un climat relativement chaud et humide tout comme des centaines de mètres carrés de forêt amazone malheureusement prêts à être déboisés offrent un environnement plus que favorable à la culture de cette plante.Et de l’autre côté se trouvent les Pays qui ont désormais atteint un stade soi-disant développé : l’Europe gagnée par la Révolution Industrielle, notamment, avec sa mécanisation de la production et son endurcissement des conditions de travail.

Avant ces innovations un paysan travaillait en effet environ entre 1’700-1'800 et 2'000 heures par année (entre 7 et 9 heures par jour férié, autant donc qu’un ouvrier ou un étudiant de nos temps), alors que pendant cette nouvelle phase de l’industrialisation un travailleur en œuvrait plutôt 3'500 – l’équivalent de 12 ou 14 heures par jour férié, souvent sans le confort du ciel ouvert mais plutôt enfermé dans une pièce relativement sombre et remplie, en ayant congé seulement un jour par weekend.Il est donc compréhensible que le samedi, fin d’une dure semaine ainsi que jour de paie, débouchait souvent sur une soirée chargée en alcool qui pouvait se prolonger jusqu’à la journée de dimanche : les lundis, dénommés par conséquence « blue mondays », les patrons ne savaient jamais avec certitude sur combien de gens pouvaient réellement compter – inutile de dire que cette situation ne leur plaisait pas plus que cela.

Ni le bâton (réprimandes et pénalisations) ni même la carotte (offres paternalistes de logements à bas prix à côté des usines) n’obtenaient l’effet espéré : les beuveries continuaient, et les performances des débuts de semaine ne s’amélioraient pas beaucoup. C’est là que le café, chaud et riche notamment en caféine, fait son entrée en scène.Combattant la fatigue et les effets de l’alcool (et soi-disant même l’habitude de boire), les pauses café se développent rapidement dans la joie des employés comme des patrons.La consommation de cette boisson prend donc de plus en plus pied dans les Pays européens fraîchement industrialisés, dans les bars comme au travail, jusqu’à ce qu’une nouvelle petite révolution se produise dans le milieu commerciale : favorisés par la conjoncture économique d’un monde en pleine expansion, les petits magasins commencent leur colonisation. En peu de temps, les centres focaux de tout petit village deviennent son Église, son École et son Épicerie. Et cela n’est qu’un préambule au développement de quelque chose d’encore plus grand.

Les centres commerciaux ne tardent en effet pas à surgir un peu partout, et à la fin du XIX siècle déjà le principal lieu de consommation du café est désormais la maison – au grand détriment des cafés mais pour la plus grande plaisir des femmes. Enfin, s’impose l’habitude d’emballer les grains afin d’en favoriser une longue conservation à la portée de tout le monde, et vers les années 1850-1860 de nombreuses publicités vantaient partout les vertus du café.Des vertus bien différentes de celles que l’on lui attribuait à ses débuts, car en ce moment ce sont son exotisme et son érotisme qui sont mis en avant – ce qui est toujours le cas maintenant, car l’on ne compte plus les affiches ou vidéos avec des hommes ou des femmes qui voyagent les yeux fermés, une tasse de café à la main et armés des clichés de séduction de la société actuelle.

Mais le fait de s’être imposé en si peu de temps dans l’imaginaire collectif a bien failli devenir le pire ennemi de cette boisson si populaire. Combien d’objets perdent une grande partie de leur attrait pour la simple raison de s’être si profondément encrés dans le quotidien de tout le monde jusqu’à presque disparaître dans la routine ? (Combien de gens pensent encore au long et ingénieux processus qui a amené du rare et coûteux papyrus à l’habituelle feuille de papier – et en conséquent apprécient réellement toute page utilisée désormais si couramment ?)De cette constatation à la frénétique recherche d’une image diversifiée, le pas est court : hâtivement, les cafés sur mesure se multiplient. Des cafés plus ou moins forts ou appauvris (respectivement enrichis) pour toute âge ou condition de santé, aux cafés rapides, en passant par les cafés aux goûts variés (il y a le café parfumé à la cannelle mais aussi le café qui a une saveur de mandarine), cette boisson présente aujourd’hui de très nombreuses facettes.Mais tout ceci entraîne pas mal de coûts et donc de valeur. C’est ce que l’on appelle la « valeur ajoutée », qui n’est donc pas intrinsèque à la matière première brute mais qui dévient désormais indissociable du produit fini. Une augmentation du prix est donc inévitablement entrainée, mais elle ne profitera qu’aux derniers maillons de la chaîne de ce commerce. Qui d’autre se cache donc derrière une tasse de café (sans compter bien entendu la tasse en elle-même, qui comporte aussi pas mal d’étapes plus ou moins évidentes) ?Avant tout il y a les caféiculteurs, qui dans les Pays du Sud travaillent la terre – le plus souvent louée aux grands propriétaires (qui, inutile de le dire, empochent une grande partie des gains). Leur activité est souvent monoculturale, il suffit donc que le prix du café baisse légèrement dans les Pays de consommation, à l’autre bout du monde, pour que leur revenu baisse drastiquement. Sans parler des conséquences que peuvent avoir quelques semaines de climat défavorable ou d’ennuis différents.

Juste au-dessus se trouvent les intermédiaires locaux, qui s’occupent d’intercepter tout petit producteur à proximité du port pour lui acheter son café : mais ces petits grains ne vont pas rester longtemps en leur possession, le but étant de les revendre immédiatement avec un petit bénéfice.Ce qui n’est pas évident, car seuls offrants sont les exportateurs et que ces derniers visent à leur tour le profit et que, tout en étant très peu nombreux, ils sont indispensables aux commerçants locaux et leurs désirs sont donc des ordres. En même temps, ces acheteurs doivent ultérieurement traiter avec les négociants : ce sont ces derniers en effet qui distribuent -ou pas- à leurs produits le billet d’entrée dans les Pays du Nord, et ils sont bien obligés d’être un peu durs pour continuer à jouer dans la cour des grands.

Dépassé ce stade, on accède au niveau supérieur, là où la majeure partie de la valeur est crée (et où le travail est différemment fatiguant). On retrouve enfin ce que l’on connaît à peu près, les multinationales de torréfaction, les marques de café, les distributeurs et les détaillants : et tout au bout les consommateurs, qui en achetant un paquet ou une boite de capsules de café paient leur dû à tous ces gens.Mais ce que tout bon « consomm’acteur » devrait savoir, mais qu’une bonne partie des consommateurs semble ignorer, est que moins de 15% de ce que leur coûte une dose de café entre dans les poches des travailleurs du Sud, alors que le 70% est en fait déboursé pour payer la distribution et la publicité – le reste étant partagé entre exportateurs et négociants du Nord.Certes, dans un monde où tout se passe à échelle globale, il est maintenant assez facile de connaître cette réalité, et des alternatives ont été mises en place. D’un côté l’on impose aux grandes multinationales un code de conduite, de façon à créer une sorte de label certifiant qu’un certain produit est issu d’une activité équitable, qui soit donc en règle avec les droits fondamentaux des travailleurs.

D’un autre, l’on peut carrément mettre en place tout un réseau alternatif de « commerce équitable » : les vendeurs des Pays du Nord signent un accord honnête avec les producteurs du Sud, leur garantissant une collaboration de longue durée et un prix minimum – qui consentira à tout un chacun de vivre de son travail. De plus, le contrat étant fixe, une partie des revenus est reversée en avance aux agriculteurs, ce qui leur permet de ne plus avoir recours aux crédits des usuriers locaux (dont les taux peuvent aller de 20% à 50%) pour démarrer leur activité.On peut s’en douter, l’on fait jamais rien pour rien, et dans ce cas aussi il y a bien une contrepartie : mais tout ce qu’elle exige c’est un produit de qualité et la promesse qu’une partie des gains soit consacré à des projets de développement. Des projets qui ont lieu dans ce même Pays concerné, à profit de ces mêmes petits producteurs : ils auront ainsi droit à une certaine éducation de base, à une formation qui leur enseignera notamment leurs droits et ceux de l’environnement, et à une assistance leur apprenant à se diversifier dans leurs cultures (en leur en fournissant les moyens), réduisant de la sorte les risques de faillite.Toutefois, la réalité n’est pas toujours aussi belle que la théorie : car en effet, malgré l’effort concret de plusieurs Pays et organisations internationales, seul le 0.5% du commerce mondiale est du ressort du commerce équitable. Cela est tout simplement dû au fait qu’il n’existe pas vraiment -encore- de canaux alternatifs débouchés du début à la fin : on a vu par combien d’étapes le café doit passer, toutes régies par le mirage du gain facile, et il est tout de même difficile de tout contrôler.

Source : Histoire de la mondialisation ”Epfl – Collège des Humanités„

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